L’intérêt général : une affaire d’entreprise ?

Paul Lignières
5 min readJun 10, 2019

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Introduction de la conférence “L’intérêt général, une affaire d’entreprises ?”. Les entreprises pour la Cité (bit.ly/2HVPGpQ).

Les entreprises, dans notre tradition juridique, sont perçues comme un lieu de création de richesses et d’emploi. Déjà, à ce titre, elles contribuent à l’intérêt général. Mais cette contribution peut-elle aller au-delà ? On voit aujourd’hui, en effet, les entreprises prendre la parole et agir sur d’autres facettes de l’intérêt général que ce soit la lutte contre la corruption, contre la pauvreté, pour la diversité ou l’environnement par exemple.

Or, l’intérêt général occupe une place très singulière dans notre tradition juridique, il est conçu comme le dépassement des intérêts privés dont l’État doit être le serviteur et le garant. Personne ne souhaite naturellement dessaisir l’État de son rôle clef vis-à-vis de l’intérêt général.

Il devient en revanche de plus en plus évident que d’autres peuvent — et doivent — y contribuer. L’État-providence qui répond à tous les besoins essentiels des citoyens a atteint ses limites. Il y a aujourd’hui un consensus pour dire qu’il doit se faire aider par la société civile et en particulier par les entreprises.

La nécessité de ce relais des entreprises sur le sujet de l’intérêt général est d’autant plus pressante qu’il existe des attentes à leur égard. On constate en effet depuis plusieurs années un besoin de réflexion autour de l’entreprise dans un contexte de financiarisation de l’économie et de court-termisme de certains investisseurs. Certains ont parlé de « dictature du court-terme » et des résultats financiers dans le cadre de ce que l’on a parfois qualifié dans les années 1980 de « prise du pouvoir par les actionnaires ». Cette perception s’est trouvée renforcée depuis la crise de 2008 avec le rôle croissant consenti aux financiers « activistes » et le trading à haute fréquence (1).

Bien entendu, le premier rôle de l’entreprise n’est pas et ne peut pas être la poursuite de l’intérêt général. Néanmoins, l’expression de plus en forte d’attentes à leur égard a conduit à l’émergence du concept de parties prenantes et de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Ces concepts ont été repris afin de provoquer une prise de conscience des entreprises des impacts de leur activité (2).

La nouvelle et dernière étape de cette réflexion a concerné le droit des sociétés dont certains considéraient qu’il n’était pas en phase avec la réalité des entreprises et des attentes formulées à leur égard.

C’est dans le cadre de cette réflexion qu’a été lancée en janvier 2018 la mission gouvernementale « Entreprise et intérêt général » qui a donné lieu à la rédaction d’un rapport intitulé « L’entreprise objet d’intérêt collectif » dit rapport « Notat-Senard » du nom de ses deux rédacteurs. Ce rapport, remis en mars 2018 est venu alimenter le projet de loi du Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (PACTE). Votée mi-avril, la loi PACTE doit être promulguée dans les jours qui suivent sa validation par le Conseil constitutionnel cet après-midi [le 16 mai 2019].

Le chapitre 3 de ce projet de loi, intitulé « Des entreprises plus justes », comporte une section 2 dont le titre est évocateur : « Repenser la place des entreprises dans la société ».

Deux séries d’innovations principales en ressortent et traduisent cette évolution du droit des entreprises vers une plus grande prise en compte de l’intérêt général.

D’une part, le projet de loi PACTE apporte trois évolutions ayant trait à l’élargissement de l’objet social de l’entreprise :

(A) L’introduction pour toutes les sociétés d’un principe de gestion de la société « dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité »(3). Ce principe de gestion a vocation à s’appliquer à toutes les sociétés, sans action nécessaire de leur part. Il s’agit de concrétiser l’idée selon laquelle la société peut avoir un intérêt distinct de celui de ses actionnaires. La prise en considération des enjeux sociaux et environnementaux de son activité vise pour sa part à officialiser un certain nombre de pratiques existantes, et à faire entrer la « RSE » dans le gouvernement d’entreprise.

(B) La possibilité d’inscrire dans ses statuts une raison d’être (4) (autre que la seule recherche du profit). La raison d’être correspond peu ou prou au mission statement dont se prévalent de plus en plus d’entreprises.

( C ) La possibilité d’obtenir la qualité de société à mission (5) (qui seront l’équivalent en droit français des benefit corporations américaines). Pour pouvoir faire état de cette qualité de société à mission, la société devra préciser dans ses statuts :

  • une raison d’être,
  • un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux qu’elle se donne pour mission de poursuivre dans le cadre de son activité, et
  • les modalités du suivi de l’exécution de la mission.

D’autre part, le projet de loi PACTE encourage la détention d’actions par une « fondation » à 2 égards :

(A) En créant le régime du fonds de pérennité (6). Comme son nom le signale, le but premier du fonds de pérennité est d’œuvrer à la pérennité des entreprises sans nécessairement transmission de l’entreprise elle-même. Il vise à poursuivre le développement économique d’une société dont il est un actionnaire inamovible tout en réalisant ou finançant des œuvres ou des missions d’intérêt général.

(B) En assouplissant les conditions de détention d’actions d’une société par une fondation reconnue d’utilité publique (7). Il s’agit de faciliter la transmission d’une partie des actions de l’entreprise à une FRUP pour faire monter au capital de l’entreprise un actionnaire de référence qui réalise une œuvre d’intérêt général. La loi devrait favoriser le recours à un montage qui est aujourd’hui très peu utilisé en France. En effet, les seuls exemples connus sont les laboratoires Pierre Fabre (fondation Pierre Fabre), le groupe Avril (fondation Avril) et le groupe de presse La Montagne (fondation Varenne).

Ces cinq évolutions législatives sont ainsi autant de traductions juridiques de ce que l’intérêt général sera, plus encore à l’avenir, une affaire d’entreprise.

Je vous remercie.

(1) Nicole Notat et Jean-Dominique Senard, L’entreprise, objet d’intérêt collectif, Rapport remis au gouvernement le 9 mars 2018.

(2) Ibid.

(3) Article 169 du projet de loi relatif à la croissance et la transformation des entreprises tel qu’adopté par l’Assemblée nationale le 11 avril 2019.

(4) Ibid.

(5) Article 176 du projet de loi relatif à la croissance et la transformation des entreprises tel qu’adopté par l’Assemblée nationale le 11 avril 2019.

(6) Article 177 du projet de loi relatif à la croissance et la transformation des entreprises tel qu’adopté par l’Assemblée nationale le 11 avril 2019.

(7) Article 178 du projet de loi relatif à la croissance et la transformation des entreprises tel qu’adopté par l’Assemblée nationale le 11 avril 2019.

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Paul Lignières Avocat (h). Revue Droit administratif. ex-Banque mondiale. ex.Linklaters Partner. vice-Recteur ICP. Auteur de Le temps des Juristes et PPP

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