Pour un droit moteur de la transition climatique

Paul Lignières
12 min readJun 11, 2022

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(Texte de la communication faite à l’occasion du séminaire : Les politiques publiques de lutte contre le changement climatique : acteurs et instruments ; UBL 7ème rencontre du réseau « Futur du droit administratif », Bruxelles, 10 juin 2022)

Chers collègues, chers étudiants,

La question des politiques publiques de lutte contre le changement climatique nous a conduit à nous interroger sur leur efficacité et leur acceptabilité.

1. En préparant ce séminaire, nous avons cherché à éviter de nous enfermer dans un cadre intellectuel confortable. Un cadre intellectuel qui aurait consisté à laisser penser que des mesures fortes des seuls pouvoirs publics seraient de nature à faire progresser ce combat pour le climat. Un cadre intellectuel qui aurait consisté à laisser entendre que le seul obstacle à ces politiques publiques salvatrices serait leur faible acceptabilité, autrement dit la réticence des populations et des entreprises.

Nous avons vite réalisé que des initiatives d’autres que des pouvoirs publics étaient de nature à faire progresser le combat pour le climat ; les populations, les ONG, les entreprises avaient leur rôle à jouer. Nous avons également compris que les résistances n’étaient pas uniquement celles des justiciables mais aussi des celles des pouvoirs publics qui ne prennent pas suffisamment en compte l’ampleur du problème.

Bref, nous sommes parvenus à surmonter notre cadre traditionnel de publicistes qui nous auraient conduit à présenter, d’un côté, un Etat définissant et mettant en œuvre un intérêt général et, de l’autre, des populations en résistance qui ne défendent que leurs intérêts particuliers.

Je pense que nous sommes tous ici convaincus, ou plus ou moins convaincus, que la lutte pour le climat nécessite une mobilisation de tous les acteurs (publics et privés, individus ou personnes morales) et des tous les instruments. Tous les instruments juridiques, cela signifie que le sujet du climat doit dépasser le droit de l’environnement stricto sensu. Après notre cadre intellectuel de publicistes, il est également nécessaire de dépasser de potentiels réflexes corporatistes. Je m’explique : la question climatique doit imprégner toutes les politiques publiques et innerver toutes les branches du droit.

Or, aujourd’hui, notre droit positif, dans sa hiérarchie des normes n’offre sans doute pas une place suffisamment importante au climat ou à l’environnement. Le droit des affaires reste globalement étranger aux préoccupations climatiques.

2. Et, c’est la deuxième étape du raisonnement que j’aimerais vous faire partager. Après avoir exposé, dans la première étape que la question du climat doit innerver toutes les branches du droit, j’aimerais maintenant, dans cette deuxième étape, montrer que le droit des affaires est un droit qui structure l’économie et qu’il est fondé sur une matrice qui favorise la crise climatique.

Il me semble que si nous souhaitons que la question climatique, plus généralement environnementaliste, soit une préoccupation majeure et partagée par l’ensemble des acteurs, il est alors nécessaire de se pencher sur les paradigmes qui sont les fondements de notre droit des affaires.

Je distingue trois périodes concernant ce sujet. La première est la Révolution française et plus précisément la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 qui a absolutisé le droit de propriété. L’article 17 dispose que la propriété est un droit inviolable et sacré. Cette affirmation du caractère sacré de la propriété emporte le droit pour chacun non seulement d’exercer l’usus, de percevoir le fructus et de disposer de l’abusus et ce droit n’est assorti d’aucune responsabilité particulière : Nul ne dicte à l’homme ce qu’il doit faire de son bien. On le sait, cette conception n’est pas celle de toutes les traditions juridiques et je cite uniquement la doctrine sociale de l’Eglise qui considère que la propriété ne se justifie que si elle est utilisée pour le bien commun, il s’agit de la théorie de la destination universelle des biens.

La seconde période est la Révolution industrielle qui a donné naissance, en 1867, aux sociétés anonymes sous la forme que nous connaissons aujourd’hui. Ici encore, sortons des fausses évidences : la société anonyme est un instrument juridique destiné à socialiser le risque et à privatiser le profit afin de favoriser le développement économique. Cet instrument qui s’est développé avec les Grandes découvertes, introduit en droit français dans le code de commerce de 1807 et totalement libéralisé en 1867 a été qualifié par le doyen Ripert de « merveilleux instruments du capitalisme moderne ». Il fait peser sur la collectivité l’ensemble des risques qui dépassent l’apport en capital du fondateur. Le code de commerce français prévoit dans son article L225–1 que la société anonyme « est constituée entre des associés qui ne supportent les pertes qu’à concurrence de leurs apports ». Un droit équivalent à celui des sociétés anonymes françaises existe dans tous les pays sous une forme ou une autre mais toujours avec ce même principe de limitation de responsabilité, on pourrait dire d’exonération de responsabilité ou d’irresponsabilité au-delà d’un certain montant (le montant de leurs apports). Les pertes ou les risques sont donc socialisés. Et il s’agit des risques à la fois issus de la responsabilité contractuelle mais également de la responsabilité délictuelle, donc des risques environnementaux. Les profits ne sont pas quant à eux plafonnés et il est donc tout à fait exact de dire que la société anonyme est un « merveilleux instrument du capitalisme » parce qu’il permet de socialiser les pertes et de privatiser les profits. Ce droit des sociétés — qui est la matrice juridique sur laquelle repose le développement économique et qui objectivement déresponsabilise l’entrepreneur — a accompagné, depuis 150 ans, le dérèglement climatique.

La troisième période est celle de la construction du marché unique européen, celui qui est née de l’Acte unique européen en 1986 et qui fait de l’union douanière européenne et de ses quatre libertés fondamentales (libre circulation des biens et des services, des capitaux et des personnes), le principal moteur de la construction européenne en se basant sur le credo de l’efficacité économique : plus de concurrence, plus d’innovation pour consommer plus de produits toujours moins chers. Durant cette époque qui a duré quasiment 30 ans, les titres des directives et des règlements se terminaient souvent par la formule quasi-sacramentelle « pour la croissance et l’emploi ».

Ces trois couches successives (Révolution française, Révolution industrielle et marché unique européen) qui ont structuré notre droit des entreprises étaient donc totalement étrangères aux questions environnementales et climatiques.

3. J’en viens donc maintenant à la troisième étape du raisonnement. Après avoir exposé que la question climatique devait innerver l’ensemble de notre droit, puis que cette question est absente des fondations même de notre droit des affaires, nous allons essayer de considérer une approche de responsabilité épistémique du juriste, autrement dit comprendre ce que peut être notre rôle en tant que juriste avant d’envisager, dans une quatrième étape, ce que nous pouvons faire.

L’approche que je suggère ici est complémentaire de toutes les autres approches que d’autres intervenants ont et vont proposer. Je suggère d’abord en écho aux réflexions que je viens de partager de nous interroger sur la part du droit dans les causes du changement climatique. Il n’est pas possible de mesurer la part du droit dans ce changement mais il est sans doute raisonnable de se convaincre de l’existence de cette part de responsabilité du droit. Cette part de responsabilité n’est pas simplement liée à l’insuffisance du droit, aux manques ou aux retards du droit. Naturellement si le droit de l’environnement, en toutes ses composantes, était né plus tôt, s’il avait été plus complet, plus développé alors sans doute il aurait porté des effets plus importants sur la lutte contre le changement climatique. Toutefois, la part de responsabilité qui incombe au droit qui m’intéresse ici n’est pas tant lié à ses insuffisances mais à son efficacité. L’efficacité de la matrice du droit des affaires dont j’ai parlé, est avérée lorsqu’il s’agit de favoriser la croissance économique. Peut-on aller jusqu’à dire, en paraphrasant le doyen Ripert, que le droit des affaires est un « merveilleux instrument » de la destruction de l’environnement ? Au-delà du mot plus ou moins heureux, je veux souligner là que l’on doit, en tant que juristes, rechercher dans notre propre champ, dans notre propre discipline, les causes du changement climatique. Le droit est en effet un instrument essentiel qui accompagne le développement économique et ses externalités négatives.

Le droit des affaires sacralise la propriété privée, socialise le risque pour inciter l’entrepreneur à innover ; il abolit les barrières pour élargir un marché et favoriser la croissance économique. J’ai ainsi rappelé plus haut qu’elle est la matrice de notre droit des affaires. Nous avons également souligné l’absence de préoccupation environnementaliste au sein de cette matrice.

Dès lors, si la société anonyme a été le « merveilleux instruments du capitalisme moderne », il serait difficile de nier que le droit des affaires ne peut en rien être qualifié de « terrible instrument du changement climatique ».

Une fois franchi ce pas, ne faut-il pas aller plus loin pour revenir à la question de la responsabilité épistémique du juriste. Ne doit-on pas accepter que notre droit ne soit pas éthiquement neutre du point de vue de la transition climatique ? Le droit des affaires se présente comme un droit technique, la « grammaire des affaires », comme une technique objective alors qu’en réalité, ces règles sont le reflet d’une volonté, la conséquence de choix. Ces règles, les règles qui gouvernent l’économie, ne sont pas axiologiquement neutre.

Et si l’on accepte de me suivre en faisant un pas de plus, ne faut-il pas alors penser que l’on ne parviendra jamais à verdir notre droit sans faire l’effort de comprendre pourquoi il n’est pas vert ?

Daniel Villey, philosophe du droit, disait, pour dénoncer le positivisme, c’est-à-dire cette vision trop techniciste du droit, que certains utilisent le droit comme un ouvrier manœuvre une machine sans se préoccuper de savoir comment elle a été construite. Dès lors, n’est-il pas de la responsabilité du juriste de manœuvrer le droit en se préoccupant de savoir comment il a été forgé ? C’est cela que j’appelle la responsabilité épistémique du juriste.

Concrètement, cela signifie que le droit pour lutter contre le changement climatique ne peut pas se limiter à un droit qui interdit, qui limite l’activité humaine.

J’avance deux raisons l’une pratique, l’autre plus philosophie.

La première raison pratique revient à la question de l’acceptabilité. Le droit ne peut pas tout. Un droit qui n’est pas accepté par les personnes à qui il est sensé s’appliquer pose la question de sa légitimité et de son efficacité. Les entreprises comme les individus ne sont pas en mesure de supporter ni d’accepter des mesures qui n’ont pour objet que de les contraindre. Pour les entreprises, on sait que la concurrence internationale, que la mondialisation sont des faits, que la concurrence entre les Etats existe et que la France, la Belgique ou l’Europe ne sont pas en mesure d’édicter des règles unilatérales radicales à l’encontre de leurs entreprises au point qu’elles les déconnecteraient des marchés internationaux dans lesquels elles opèrent. Un droit qui se réduit à des contraintes est donc structurellement limité dans sa portée en raison de son acceptabilité. Il s’agit donc là d’une première raison pratique qui conduit à penser que, pour être efficace, le droit ne doit pas se réduire à contraindre.

La seconde raison est d’ordre plus philosophique. Le droit, comme la morale, n’est pas qu’un fardeau ou qu’une charge que l’on fait porter aux individus. Il est aussi — et sans doute d’abord — un instrument de libération de l’homme. Ceci est évident pour les droits fondamentaux qui ont pour objet de protéger telle ou telle liberté. Plus fondamentalement, le principe selon lequel le droit libère, doit s’appliquer pour l’ensemble du droit. Ce devrait être l’objet même du droit que de rendre l’homme plus libre par une bonne organisation de la société. Le droit des affaires, on le voit, rend l’entrepreneur libre d’entreprendre, le commerçant libre de commercer au-delà des frontières. Le droit n’est pas une charge pour eux, il est au contraire un avantage, il est l’un des moteurs essentiels de la libre entreprise, de l’économie, de la croissance.

S’interroger sur ce qu’est le droit peut nous conduire à le penser différemment. Comme la morale, le droit ne se limite pas à une liste d’interdits, il est aussi ce qui construit. Le droit peut être un moteur. Il permet de concevoir et réaliser des projets, de coopérer. Il permet aux hommes de s’entendre pour mieux travailler ensemble, permettre à chacun d’avoir sa juste part dans une entreprise commune, il crée la confiance, il est un ciment. Le droit peut susciter le désir et pas uniquement le brider, bref il peut être un moteur et pas uniquement un frein.

Pourtant, pour limiter les externalités négatives de la croissance économique, la réponse a toujours été ciblée sur les abus que le droit des affaires a engendré. C’est ainsi que différentes branches du droit se sont développées comme le droit du travail, le droit de la consommation ou bien encore le droit de l’environnement. Ces droits sont principalement des contraintes qui pèsent sur les entreprises. D’où naturellement la question de leur acceptabilité.

Ce conflit entre différentes branches du droit est inévitable. Mais est-il suffisant ? Je ne le crois pas.

Le droit des affaires a permis l’industrialisation de l’économie au XIXe siècle. Ne devons-nous pas nous interroger sur le droit qui permettra l’écologisation de l’économie du XXIe siècle ?

Ne faut-il pas imaginer un droit qui conduirait l’activité humaine à se développer dans un sens autre que celui qui conduit à la destruction de l’environnement ? Autrement dit, alors que le droit issu de la Révolution industrielle a mis en place une récompense de l’activité humaine basée exclusivement sur le critère financier, ne faut-il pas par exemple penser à un droit qui orienterait et qui récompenserait l’activité humaine au moyen d’autres critères non financiers et notamment écologiques ?

4. Ces quelques réflexions sur l’épistémologie du juriste nous conduisent enfin à la quatrième et dernière étape de notre chemin sous forme de conclusion. Comment donc inventer des incitations juridiques permettant de canaliser l’énergie des entreprises dans le sens de la lutte contre le changement climatique ? Je n’ai pas de recette miracle mais des directions à travailler.

Constatons d’abord que le monde des affaires se caractérise par une redoutable capacité d’adaptation. Prenons l’exemple du droit de la concurrence qui s’est développé véritablement à la fin des années 80. Ce droit s’est développé de façon impérialiste au point de devenir un droit omniprésent dans le monde des affaires. Il n’a jamais freiné le développement économique. Prenons le droit des investissements étrangers qui était devenu quasiment inexistant il y a 10 ans et qui, pour la France depuis 2014, s’est développé d’une façon telle que personne n’aurait imaginer auparavant. La libre circulation des capitaux a été considérée comme un principe inviolable et sacré par beaucoup. Pourtant aujourd’hui cette libre circulation est soumise à des contrôles par la plupart des Etats européens. En France, l’Etat peut aller jusqu’à demander la copie du passeport de la personne physique qui ultimement contrôle une société quand bien même celle-ci serait protégée par une multitude de société écrans situées partout dans le monde. Citons enfin l’incroyable efficacité du droit américain liée aux sanctions internationales qui, par les chaines de contrats, se diffusent partout dans le monde.

En réalité, l’imagination et l’audace des juristes est sans cesse bridée par des frontières imaginés par d’autres juristes mais que plus personne n’ose franchir. Des principes que l’on croit naturels ou sacrés. Les principes qui articulent le droit des affaires sont de ceux-là. Personne ou presque personne n’ose poser la question de la possible remise en cause du fonctionnement des sociétés anonymes. Pourtant, on l’a vu, le droit des investissement étrangers permet la remise en cause de l’anonymat des actionnaires des sociétés anonymes. Nous avons également des cas dans lesquels, en matière de responsabilité, l’écran corporatif a été percé pour rechercher la responsabilité des actionnaires. Nous avons également de multiples exemples de remise en cause indirecte du droit de propriété comme le montre d’ailleurs l’ampleur du contentieux sur le sujet devant la CEHD ou le Conseil constitutionnel français.

Je prendrais enfin l’exemple récent du changement de la définition de la société commerciale en droit français. Il est maintenant légalement possible au dirigeant de la société de prendre en compte des considérations environnementales et sociales, même si ces considérations sont de nature à réduire le profit pour les actionnaires. Avant cette modification introduite en 2019, le chef d’entreprise prenait un risque pénal à le faire. Il pouvait être accusé d’abus de biens sociaux devant les juridictions françaises. La matrice a donc changé, elle a été légèrement mais certainement réorientée : la société n’est plus qu’un instrument visant à réaliser du profit pour les actionnaires, elle peut également prendre en compte l’environnement.

Bref, je pense que les juristes doivent certes proposer des mesures pour limiter, pour lutter contre les abus mais également des dispositifs qui portent fondamentalement atteinte à la matrice-même de notre droit des affaires qui est — indirectement et partiellement mais de façon certaine — responsable du changement climatique.

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Paul Lignières
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Written by Paul Lignières

Paul Lignières Avocat (h). Revue Droit administratif. ex-Banque mondiale. ex.Linklaters Partner. vice-Recteur ICP. Auteur de Le temps des Juristes et PPP

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